On imagine mal Jean Cocteau, l'habitué des «voyages immobiles», dans la peau d'un globe-trotter, et pourtant, lui-aussi, en 1936 à la suite d'un pari, succombe à la mode des sleepings et des transatlantiques pour devenir un «homme pressé».
Le 28 mars 1936 à 22 heures 20, Jean Cocteau et Marcel Khill se précipitent dans l’express à destination de Rome, première étape d’un tour du monde en quatre-vingts jours. Quelque temps auparavant, Cocteau, à qui, lors d’un dîner avec Jean Prouvost, directeur de Paris-Soir, on avait reproché de ne pas aimer les voyages, avait décidé de relever le défi et de renouveler l’exploit des héros de Jules Verne : «Voilà de nombreuses années que je circule dans les pays qui ne s’inscrivent pas sur les cartes. Je me suis évadé beaucoup. J’ai rapporté de ce monde sans atlas et sans frontières, peuplé d’ombres, une expérience qui n’a pas toujours plu. Les vignobles de cette contrée invisible produisent un vin noir qui enivre la jeunesse. […] N’est-il pas juste que je me repose un peu, que je circule sur la terre ferme et que je prenne comme tout le monde des chemins de fer et des bateaux?».
Le projet ayant reçu l’accord de Jean Prouvost, Cocteau et Marcel Khill, surnommé Passepartout, décident «de partir sans attendre, le 28 mars et d’être de retour le 17 juin, avant le dernier coup de minuit» en voyageant, cela va de soi, dans les mêmes conditions que Philéas Phogg, c’est-à-dire par chemin de fer et par bateau en excluant l’avion.
Les escales se succèdent à un rythme trépidant : Rome le 29 mars, Athènes le 31, Alexandrie le 1er avril, Aden le 12, Bombay, première étape asiatique, le 17 avril puis Calcutta, Rangoon, Penang, Malacca, Singapour et enfin Hong-Kong qu’ils abordent le 9 mai à huit heures du soir: «La magnificence sordide et la pompe théatrale de Hong-Kong l’emportent sur le spectacle des villes chinoises de la péninsule. Auprès d’elles, Rangoon, Penang laissent le souvenir de grands villages, de marchés aux puces. Hong-Kong, c’est le dragon. Il ondule, se cabre et plonge et s’enroule de tous ses boulevards hérissés de rues adjacentes, de bazars qui sont des ruelles, d’impasses borgnes et d’escaliers à pic. Et toutes ces rues, tous ces boulevards, ces ruelles, ces impasses, ces marches, ont l’air d’attendre une procession religieuse, d’être pavoisés pour quelque fête effrayante, de conduire à l’échafaud d’un roi».
L’île nocturne lui rappelle «ce spectacle dont nous nous attristâmes si souvent, Christian Bérard et moi, de ne pouvoir faire jouir le public, ce spectacle de l’entracte, singulier et grandiose, c’est à quoi il est impossible de ne pas penser à Hong-Kong dès qu’on plonge dans la coulisse de ses rues dont les boutiques et le cadre des chambres grandes ouvertes à chaque étage semblent les loges où des artistes prodigieux se déguisent et se fardent avant de descendre jouer leur rôle sous l’éclairage vert et rouge des lampadaires».
A peiné débarqués, guidés par un Chinois, Cocteau et Khill-Passepartout se rendent dans une fumerie d’opium: «Le peuple chinois est victime d’une mode nouvelle que je mets sur le compte de quelque ennemi. Cette mode date de quatre ans. C’est le bonbon rose, la perle de sucre couleur de bougie rose percée d’un trou. […] Cet opium artificiel coûte moins cher que l’opium. […] C’est douceâtre, sournois, funeste, car, on le devine, les pires drogues se cachent sous cette pâte d’aspect inoffensif». Méfiants et écoeurés par «les parfums de ce vice nouveau», Cocteau et Khill regagnent leur bord sans avoir tenté l’expérience.
Le jour ne dissipe pas les impressions de la nuit: «Un soleil intense tape ses coups de gong sur la montagne. Hong-Kong est pareille à la Hong-Kong nocturne. Plus mystérieuse peut-être sous ce soleil qui exalte les réclames multicolores, le bronze rouge dans lequel est sculpté le peuple et le cadre des tableaux qu’il habite. Rayons à pic et guillotines de fraîcheur des rues étroites où les bannières éclaboussées de sang suspendent leurs couperets».
Après quelques achats, c’est le déjeuner «au troisième étage d’un restaurant traversé de cuisiniers qui portent leur cuisine et leurs provisions au bout de perches sur l’épaule. Près de nous, sur le comptoir, des centaines de serpents et de margouillats décapités, étoilés de petites mains tragiques, mijotent dans un bocal d’eau saumâtre, excellente contre l’impuissance et les rhumatismes».
Du restaurant, Cocteau aperçoit un immeuble qui lui évoque un hôtel sordide de Villefranche: «Toulon et Marseille frappent souvent des accords d’Asie, à force d’être le refuge des navigateurs. […] Que de poubelles dans nos ports, que de recoins où les planches d’une palissade, une odeur, un éclairage suspect, un Chinois qui s’enfonce dans un mur m’avaient chuchoté la phrase évocatrice, le motif de la symphonie. A Hong-Kong, elle éclate de tous ses cuivres, de toutes ses cordes, de tous ses bois. […] Sur les places, elle forme des marais croupissants et ses cascades rebondissent de plus belle jusqu’au port. Là, les banques, les agences maritimes, les buildings de Cook, de la N.Y.K. Line, de l’Eastern Télégraph, lui opposent les digues hautaines de leurs cascades.[…] Oublierai-je que sur une de ces places-là, place du Hong-Kong Club, où l’orchestre étale un marécage, se dressent sur des pelouses, des pavois et des estrades de pierre, loin les uns des autres, et comme pour une figure de danse, un roi d’Angleterre de bronze, jambe en avant, poing sur la hanche, une reine de bronze en jupe à volants de bronze, coiffée de bronze, un éventail de dentelle de bronze aux doigts».
Comme à Paul Morand dix plus tôt, l’avenir de la colonie lui inspire des réflexions pessimistes: «Ce prince et ces princesses de bronze, constellés de crachats, brandissant les attributs du règne et retroussant fièrement le sabre de la victoire, soulignent la profonde défaite européenne et le songe qui consiste à s’annexer les dieux. Quelle réussite en surface! En profondeur quel fiasco. Prendre ces hommes exige un siècle ; les perdre quinze jours. Il suffira que des voisins jaunes armés, éduqués, renseignés par l’Europe, cueillent le fruit mûr sur la branche et laissent vivre ces trois statues comme une preuve de l’orgueil national».
Le lendemain, c’est le départ pour Shanghaï dont il verra peu de choses, fasciné qu’il est par la présence de Charlie Chaplin qui, comme lui, fait route sur le «Président Coolidge». Après le Japon, ce sont Honolulu puis les Etats-Unis de San Francisco à New-York où les deux voyageurs s’embarquent pour le retour à bord de « L’Ile-de-France ». Le 17 juin 1936, Jean Cocteau-Philéas Phogg et Marcel Khill-Passepartout débarquent au Havre, ayant gagné leur pari (presque sans tricher, puisqu’ils eurent recours à l’avion aux Etats-Unis).
Le projet ayant reçu l’accord de Jean Prouvost, Cocteau et Marcel Khill, surnommé Passepartout, décident «de partir sans attendre, le 28 mars et d’être de retour le 17 juin, avant le dernier coup de minuit» en voyageant, cela va de soi, dans les mêmes conditions que Philéas Phogg, c’est-à-dire par chemin de fer et par bateau en excluant l’avion.
Les escales se succèdent à un rythme trépidant : Rome le 29 mars, Athènes le 31, Alexandrie le 1er avril, Aden le 12, Bombay, première étape asiatique, le 17 avril puis Calcutta, Rangoon, Penang, Malacca, Singapour et enfin Hong-Kong qu’ils abordent le 9 mai à huit heures du soir: «La magnificence sordide et la pompe théatrale de Hong-Kong l’emportent sur le spectacle des villes chinoises de la péninsule. Auprès d’elles, Rangoon, Penang laissent le souvenir de grands villages, de marchés aux puces. Hong-Kong, c’est le dragon. Il ondule, se cabre et plonge et s’enroule de tous ses boulevards hérissés de rues adjacentes, de bazars qui sont des ruelles, d’impasses borgnes et d’escaliers à pic. Et toutes ces rues, tous ces boulevards, ces ruelles, ces impasses, ces marches, ont l’air d’attendre une procession religieuse, d’être pavoisés pour quelque fête effrayante, de conduire à l’échafaud d’un roi».
L’île nocturne lui rappelle «ce spectacle dont nous nous attristâmes si souvent, Christian Bérard et moi, de ne pouvoir faire jouir le public, ce spectacle de l’entracte, singulier et grandiose, c’est à quoi il est impossible de ne pas penser à Hong-Kong dès qu’on plonge dans la coulisse de ses rues dont les boutiques et le cadre des chambres grandes ouvertes à chaque étage semblent les loges où des artistes prodigieux se déguisent et se fardent avant de descendre jouer leur rôle sous l’éclairage vert et rouge des lampadaires».
A peiné débarqués, guidés par un Chinois, Cocteau et Khill-Passepartout se rendent dans une fumerie d’opium: «Le peuple chinois est victime d’une mode nouvelle que je mets sur le compte de quelque ennemi. Cette mode date de quatre ans. C’est le bonbon rose, la perle de sucre couleur de bougie rose percée d’un trou. […] Cet opium artificiel coûte moins cher que l’opium. […] C’est douceâtre, sournois, funeste, car, on le devine, les pires drogues se cachent sous cette pâte d’aspect inoffensif». Méfiants et écoeurés par «les parfums de ce vice nouveau», Cocteau et Khill regagnent leur bord sans avoir tenté l’expérience.
Le jour ne dissipe pas les impressions de la nuit: «Un soleil intense tape ses coups de gong sur la montagne. Hong-Kong est pareille à la Hong-Kong nocturne. Plus mystérieuse peut-être sous ce soleil qui exalte les réclames multicolores, le bronze rouge dans lequel est sculpté le peuple et le cadre des tableaux qu’il habite. Rayons à pic et guillotines de fraîcheur des rues étroites où les bannières éclaboussées de sang suspendent leurs couperets».
Après quelques achats, c’est le déjeuner «au troisième étage d’un restaurant traversé de cuisiniers qui portent leur cuisine et leurs provisions au bout de perches sur l’épaule. Près de nous, sur le comptoir, des centaines de serpents et de margouillats décapités, étoilés de petites mains tragiques, mijotent dans un bocal d’eau saumâtre, excellente contre l’impuissance et les rhumatismes».
Du restaurant, Cocteau aperçoit un immeuble qui lui évoque un hôtel sordide de Villefranche: «Toulon et Marseille frappent souvent des accords d’Asie, à force d’être le refuge des navigateurs. […] Que de poubelles dans nos ports, que de recoins où les planches d’une palissade, une odeur, un éclairage suspect, un Chinois qui s’enfonce dans un mur m’avaient chuchoté la phrase évocatrice, le motif de la symphonie. A Hong-Kong, elle éclate de tous ses cuivres, de toutes ses cordes, de tous ses bois. […] Sur les places, elle forme des marais croupissants et ses cascades rebondissent de plus belle jusqu’au port. Là, les banques, les agences maritimes, les buildings de Cook, de la N.Y.K. Line, de l’Eastern Télégraph, lui opposent les digues hautaines de leurs cascades.[…] Oublierai-je que sur une de ces places-là, place du Hong-Kong Club, où l’orchestre étale un marécage, se dressent sur des pelouses, des pavois et des estrades de pierre, loin les uns des autres, et comme pour une figure de danse, un roi d’Angleterre de bronze, jambe en avant, poing sur la hanche, une reine de bronze en jupe à volants de bronze, coiffée de bronze, un éventail de dentelle de bronze aux doigts».
Comme à Paul Morand dix plus tôt, l’avenir de la colonie lui inspire des réflexions pessimistes: «Ce prince et ces princesses de bronze, constellés de crachats, brandissant les attributs du règne et retroussant fièrement le sabre de la victoire, soulignent la profonde défaite européenne et le songe qui consiste à s’annexer les dieux. Quelle réussite en surface! En profondeur quel fiasco. Prendre ces hommes exige un siècle ; les perdre quinze jours. Il suffira que des voisins jaunes armés, éduqués, renseignés par l’Europe, cueillent le fruit mûr sur la branche et laissent vivre ces trois statues comme une preuve de l’orgueil national».
Le lendemain, c’est le départ pour Shanghaï dont il verra peu de choses, fasciné qu’il est par la présence de Charlie Chaplin qui, comme lui, fait route sur le «Président Coolidge». Après le Japon, ce sont Honolulu puis les Etats-Unis de San Francisco à New-York où les deux voyageurs s’embarquent pour le retour à bord de « L’Ile-de-France ». Le 17 juin 1936, Jean Cocteau-Philéas Phogg et Marcel Khill-Passepartout débarquent au Havre, ayant gagné leur pari (presque sans tricher, puisqu’ils eurent recours à l’avion aux Etats-Unis).
DVR.
Sources : Toutes les citations sont tirées de Mon Premier voyage (paru chez Gallimard en 1936). Voir aussi la biographie de Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003.
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