jeudi 19 mars 2009

Léon Rousset, témoin du typhon de 1874

De passage à Hong Kong après six années en poste à Fou-Tchéou, en Chine, le professeur Léon Rousset est témoin d’un terrible typhon dans la colonie britannique. Il raconte l’épouvantable nuit du 22 au 23 septembre 1874.
Léon Rousset est professeur de sciences. En 1868, il est nommé à l’arsenal de Fou-Tchéou, nouvellement créé par les Français à la demande du gouvernement chinois. Il reste six ans en poste, mais voyage peu alentour. Sa mission terminée, décoré du titre de «mandarin de 4e rang au bouton bleu», il décide d’arpenter plus attentivement ce pays qui le passionne. Il consacre l’année 1874 à ce périple, rapportant de précieuses chroniques, des récits détaillés… et une admiration sincère pour la civilisation chinoise. En septembre 1874, il arrive à Hong Kong, dernière étape avant de repartir en Europe.
Le 26 septembre, il écrit à son père: «A l’heure où je vous écris, Hong Kong tout entier est dans la désolation. Un typhon épouvantable, tel qu’aucun des plus vieux habitants de la colonie de se rappelle en avoir jamais vu s’est abattu sur elle dans la nuit du 22 au 23.» Léon Rousset entame alors le récit du drame. Le voyageur rapporte que dans la matinée du 22, le paquebot des Messageries Maritimes «Ava» est arrivé dans le port de Hong Kong avec un temps magnifique. Son équipage dit avoir essuyé une terrible tempête après Saigon, mais le dépouillement de la malle offre assez de distraction pour qu’on ne s’en préoccupe plus. L’enseignant passe sa journée à la bibliothèque et, en sortant, rencontre «un vent un peu frais, mais rien [d’]alarmant».
Quelques marins expérimentés conseillent de chercher des mouillages plus sûrs et vers 18h, le ciel se couvre de nuages noirs. Le vent souffle, mais là encore, rien d’anormal pour la saison. On s’attend tout au plus à une bonne tempête et la vie suit son cours. «Mais à minuit, je fus réveillé brusquement par une sensation extraordinaire : il m’avait semblé remuer comme sur un bateau.»
«A peine ai-je ouvert les yeux que le bruit des rafales qui soufflent au dehors me donnent rapidement la clef du phénomène. Le vent était tellement fort qu’il faisait osciller la maison sur sa base en lui donnant une sorte de mouvement de roulis». Léon Rousset décrit la tourmente sinistre des bruits autour de lui, la rage incroyable des violentes rafales. «A chacun de ses assauts, on entendait le craquement des arbres qui se brisaient ; des débris de tuiles ou de platras arrachés par le vent roulaient sur le toit et allaient se briser dans la rue avec un bruit strident. La maison, remuée jusque dans ses fondations, semblait, soulevée par la tempête, vouloir prendre son essor […]. Enfin, du lointain arrivait un bruit sourd et continu : c’était le mugissement de la mer.»
Léon Rousser s’habille et se tient prêt à évacuer la maison au moindre signe d’effondrement. Les heures sont longues. «Je n’oubliais mes propres inquiétudes que pour songer avec angoisses aux souffrances des malheureux qui se trouvaient en ce moment sur mer ou en rade.» Il se lance dans la description précise du naufrage qu’il imagine. A 2h30, ont lieu les rafales les plus violentes, qui brisent deux des cadrans de l’horloge publique et en arrêtent le mouvement. Vaincu par la fatigue, le voyageur sombre vers 4h du matin, pour émerger vers 7h dans un spectacle de désolation. «Je ne pourrai plus entendre mugir le vent sans me rappeler cette nuit terrible».
Les chemins sont à peine praticables à pied, jonchés de débris en tout genre. Et à mesure que Léon Rousset s’approche de la mer, la scène empire. Des épaves de navires ont été apportées par la mer déchaînée plus de cinquante mètres à l’intérieur des rues. «Tout le rivage était auparavant bordé d’un mur de quai construit de gros blocs de granit liés ensemble par des agrafes de fer et reposant sur un lit de béton de plus d’un mètre d’épaisseur. Derrière ce mur, il y avait un quai large de sept à huit mètres, élevé d’environ un mètre à un mètre cinquante au-dessus du niveau de la haute mer ; c’était ce qu’on appelait la Praya. Elle était bordée de l’autre côté par des maisons au rez-de-chaussée desquelles se trouvaient des arcades supportées par des piliers en maçonnerie comme celles de la rue de Rivoli […]. Eh bien! Après le typhon, à la place de la Praya, on ne voyait plus qu’un qu’une plage inclinée, encombrée par des blocs de pierre immenses, transportés jusqu’au pied des maisons ; ce sont les restes du mur de quai actuellement disparu. Les flots eux-mêmes sont venus battre les maisons jusqu’à une hauteur de quatre pieds». Ici et là, les mâts des navires coulés sortent encore de l’eau, des centaines de jonques éventrées laissent échapper leurs chargements et de rares bateaux, plus résistants, restent à flot, mais dans un état pitoyable. «De l’autre côté de la Praya, plusieurs maisons se sont entièrement écroulées, ensevelissant leurs habitants sous les décombres».
«C’est une ruine pour la colonie,» et quelques jours après la catastrophe, «le spectacle de la Praya était [encore] effrayant : on n’y pouvait faire deux pas sans rencontrer des cadavres que la mer venait d’y déposer.» Les habitants sont immédiatement à pied d’œuvre pour panser les plaies de la ville. Le Français décrit une population morne, travaillant «silencieusement à réparer le mal». Le séjour de l’enseignant se termine sur cet épisode tragique.
Léon Rousset devient membre de la Société de géographie de Paris à son retour. Il multiplie les conférences et les interventions sur la Chine, assurant même un cours sur le sujet à l’Ecole libre des sciences politiques. Fort de son expérience et de sa passion, il prône un rapprochement franco-chinois pour contrecarrer l’influence anglaise ou russe. En 1878, paraît son ouvrage «A travers la Chine», sorte de résumé de ses pérégrinations. L’influence de l’auteur sur ses contemporains est grande, et sa vision de la Chine marque durablement les esprits curieux de France ; particulièrement un certain Jules Verne, qui s’inspire de ses descriptions et le cite dans « Les tribulations d’une Chinois en Chine » (1879).

FD.

Sources et crédits photographiques : Léon ROUSSET, A travers la Chine, Hachette, 1878 ; Numa BROC, Dictionnaire illustré des explorateurs français du XIXe siècle, 1992.

Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.

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