Après Chadourne l’écrivain, lundi dernier, voici Chadourne le journaliste… Lors de son séjour à Hong Kong, le Français ne se contente pas de décrire son environnement. Il interroge ses compatriotes installés sur place depuis quelques temps. Il fait notamment la connaissance d’un employé de la Banque d’Indochine qui l’embarque dans une instructive séance de shopping. Crise financière, contrefaçon, discussions sur le «made in China», les thèmes abordés ont parfois une résonance actuelle.
Une fois les premières impressions sur la ville apparues sous son incisive plume, Marc Chadourne donne dans la nuance et s’attarde sur l’actualité de la ville. Alors que la Chine est percluse de révoltes, les Européens semblent dominer. «Au seuil de ce continent obscur et chaotique dont il tient les entrées, la rivière et le rail, l’Occident est maître. Tentation vertigineuse: ce vieux monde malade est à lui. Erreur. Rien n’est à lui. Ce qu’elle a donné, la Chine sait le reprendre. Ne l’a-t-elle pas déjà repris?».
Le journaliste prend le dessus dans la suite du récit. Il retrace brièvement les récents événements de 1925-26 qui ont bouleversé la colonie britannique. Le tumulte social dirigé depuis Canton par les communistes et, surtout, le fameux envoyé des Soviets, Borodine, est dépeint en quelques lignes; une année de grèves, de boycott, de fuites des ouvriers communistes vers la Chine… jusqu’au jour où «l’étreinte se desserre. Hong Kong revit languissamment.» Le port, fatigué, se remet doucement, mais ses insuffisances sont montrées du doigt.
«Sous les arcades de la cité que les hautes façades victoriennes écrasent d’une ombre maussade, je cherche les marques de sa faiblesse. Du dehors, rien ne paraît. Aux devantures, les éternels accessoires de luxe anglais : les beaux tweeds, les clubs de golf, les cravates rayées. Dedans, personne ! Si, les vendeurs qui s’empressent au-devant du client inespéré.» Le journaliste enquête du côté des maîtres de la ville. «Les grandes cités ont leurs médecins : ce sont les banquiers. Ils connaissent, s’ils ne le soignent, leur mal secret. Ils ont chaque jour leurs feuilles de température : les cours de change, le cours des titres. […] Je vais voir le praticien de la BIC [banque d’Indochine]. […] C’est un Français jovial, alerte […]. Il enveloppe de bonne humeur un pessimisme désintéressé : - Cela va mal oui. Mais ailleurs ? L’argent baisse un peu partout. C’est la crise… Ici les gens achètent moins: les lords de la guerre les ont trop squezzés.» Pour le banquier, le boycott est déjà de l’histoire ancienne. Les affaires reprennent et selon lui les Chinois ont encore bien trop besoin de Hong Kong; au passage, il révèle d’ailleurs que ce sont les Anglais qui leur vendent les fameux mausers aux Chinois…Chadourne questionne encore le banquier. Il n’y aurait donc plus aucun danger pour Hong Kong? Si, mais bien différent. Avec l’exemple des cotonnades anglaises, le financier résident explique que les importations ont dégringolé en flèche depuis 1925, non à cause du boycott, mais parce que les Chinois ont désormais leurs propres manufactures «à l’instar des disciples de Gandhi!». Le banquier continue sous la plume du journaliste: «A Kowloon, ils ont fait du beau travail les Anglais : ils ont remué ciel et terre, basculé les collines, ouvert les montagnes. […] Résultats : les filatures chinoises ont pris la place aménagée. Avant dix ans, Kowloon, territoire anglais, sera devenu le Manchester chinois.»
Le résultat est un peu plus loin, dans un lieu que le guide appelle le «Sincere», et que le romancier compare à «la Samaritaine pendant les fêtes de Noël. Avec encore plus de lampions, de festons, de lanternes. Les portes battent sous un double flot continu». Marc Chadourne découvre une bourgeoisie chinoise de Hong Kong, jeune, habillée à la mode et achetant des produits d’Europe. Dix étages de luxe, «des restaurants, dancing, théâtre sur le toît, limonade-concert et vue sur Hong Kong». L’ancêtre des plus modernes «shopping mall» posent toutefois quelques problèmes aux Européens.
Le banquier explique qu’avant, les intermédiaires européens étaient nécessaires. Maintenant tout se fait par catalogues et codes chiffrés. Les Chinois peuvent se fournir directement. Sans intermédiaires, les prix baissent de moitié. C’est la fin d’un système économique et c’est la première partie d’un danger plus réel que le boycott.
Marc Chadourne s’amuse devant un chapeau anglais bien étrange, puis face à des complets vestons aux couleurs dont il ne soupçonnait pas l’existence. «De nos chapeaux eux-mêmes ils ont fait des chapeaux chinois. Occidentalisez la Chine et vous avez ce curieux cas de mimétisme à rebours : le chapeau caméléon.» Le secret et le succès de ces entreprises reposent largement sur la contrefaçon, c’est le deuxième péril majeur pour les Européens. L’ami banquier continue son explication: «le client chinois a encore le fétichisme de la marque d’Occident. Mais ça s’imite. Qui songe à protéger la marque en ce doux pays ? Voulez-vous voir les parfums, tous les faux Pivert, tous les faux Coty ? Comprenez-vous les prix du «Sincere» à présent?»
La démonstration se poursuit par la conjonction des deux menaces, devant un authentique disque gramophone. Aucun doute, il ne peut être copié. Marc Chadourne s’entend annoncer le prix, négociable, de 90 dollars alors que le représentant de la firme, sans commission le vend à 120. «Ils vous vendront sans bénéfice. A perte même probablement. Ils ont tout le reste pour se rattraper. Mais ils auront le client –et la peau du concurrent. Vous voyez pourquoi j’achète ici mes chaussettes et mes souliers «Made in China»? Voilà pourquoi ça dort, là-bas, dans la Cité. Vous vouliez connaître le danger ? Il est là.»
Sur le toît terrasse du grand magasin, les deux hommes prennent un verre. «Il n’y a pas que des «Sincere»… il y a des «Wing-On», des «Sun» […], la façade est anglaise. Mais dedans, tout est chinois». Les deux hommes devisent sur ce monde qui bouge, sans eux; l’un est fasciné et regarde avec passion, l’autre est inquiet et en parle avec amertume. Tout est question de point de vue.Le lendemain, Marc Chadourne prend le train vers Canton et rencontre un jeune étudiant hongkongais, fraîchement revenu d’Europe avec son diplôme de Droit. Une conversation s’engage sur la révolution communiste… que le jeune homme part rejoindre.
Le journaliste prend le dessus dans la suite du récit. Il retrace brièvement les récents événements de 1925-26 qui ont bouleversé la colonie britannique. Le tumulte social dirigé depuis Canton par les communistes et, surtout, le fameux envoyé des Soviets, Borodine, est dépeint en quelques lignes; une année de grèves, de boycott, de fuites des ouvriers communistes vers la Chine… jusqu’au jour où «l’étreinte se desserre. Hong Kong revit languissamment.» Le port, fatigué, se remet doucement, mais ses insuffisances sont montrées du doigt.
«Sous les arcades de la cité que les hautes façades victoriennes écrasent d’une ombre maussade, je cherche les marques de sa faiblesse. Du dehors, rien ne paraît. Aux devantures, les éternels accessoires de luxe anglais : les beaux tweeds, les clubs de golf, les cravates rayées. Dedans, personne ! Si, les vendeurs qui s’empressent au-devant du client inespéré.» Le journaliste enquête du côté des maîtres de la ville. «Les grandes cités ont leurs médecins : ce sont les banquiers. Ils connaissent, s’ils ne le soignent, leur mal secret. Ils ont chaque jour leurs feuilles de température : les cours de change, le cours des titres. […] Je vais voir le praticien de la BIC [banque d’Indochine]. […] C’est un Français jovial, alerte […]. Il enveloppe de bonne humeur un pessimisme désintéressé : - Cela va mal oui. Mais ailleurs ? L’argent baisse un peu partout. C’est la crise… Ici les gens achètent moins: les lords de la guerre les ont trop squezzés.» Pour le banquier, le boycott est déjà de l’histoire ancienne. Les affaires reprennent et selon lui les Chinois ont encore bien trop besoin de Hong Kong; au passage, il révèle d’ailleurs que ce sont les Anglais qui leur vendent les fameux mausers aux Chinois…Chadourne questionne encore le banquier. Il n’y aurait donc plus aucun danger pour Hong Kong? Si, mais bien différent. Avec l’exemple des cotonnades anglaises, le financier résident explique que les importations ont dégringolé en flèche depuis 1925, non à cause du boycott, mais parce que les Chinois ont désormais leurs propres manufactures «à l’instar des disciples de Gandhi!». Le banquier continue sous la plume du journaliste: «A Kowloon, ils ont fait du beau travail les Anglais : ils ont remué ciel et terre, basculé les collines, ouvert les montagnes. […] Résultats : les filatures chinoises ont pris la place aménagée. Avant dix ans, Kowloon, territoire anglais, sera devenu le Manchester chinois.»
Le résultat est un peu plus loin, dans un lieu que le guide appelle le «Sincere», et que le romancier compare à «la Samaritaine pendant les fêtes de Noël. Avec encore plus de lampions, de festons, de lanternes. Les portes battent sous un double flot continu». Marc Chadourne découvre une bourgeoisie chinoise de Hong Kong, jeune, habillée à la mode et achetant des produits d’Europe. Dix étages de luxe, «des restaurants, dancing, théâtre sur le toît, limonade-concert et vue sur Hong Kong». L’ancêtre des plus modernes «shopping mall» posent toutefois quelques problèmes aux Européens.
Le banquier explique qu’avant, les intermédiaires européens étaient nécessaires. Maintenant tout se fait par catalogues et codes chiffrés. Les Chinois peuvent se fournir directement. Sans intermédiaires, les prix baissent de moitié. C’est la fin d’un système économique et c’est la première partie d’un danger plus réel que le boycott.
Marc Chadourne s’amuse devant un chapeau anglais bien étrange, puis face à des complets vestons aux couleurs dont il ne soupçonnait pas l’existence. «De nos chapeaux eux-mêmes ils ont fait des chapeaux chinois. Occidentalisez la Chine et vous avez ce curieux cas de mimétisme à rebours : le chapeau caméléon.» Le secret et le succès de ces entreprises reposent largement sur la contrefaçon, c’est le deuxième péril majeur pour les Européens. L’ami banquier continue son explication: «le client chinois a encore le fétichisme de la marque d’Occident. Mais ça s’imite. Qui songe à protéger la marque en ce doux pays ? Voulez-vous voir les parfums, tous les faux Pivert, tous les faux Coty ? Comprenez-vous les prix du «Sincere» à présent?»
La démonstration se poursuit par la conjonction des deux menaces, devant un authentique disque gramophone. Aucun doute, il ne peut être copié. Marc Chadourne s’entend annoncer le prix, négociable, de 90 dollars alors que le représentant de la firme, sans commission le vend à 120. «Ils vous vendront sans bénéfice. A perte même probablement. Ils ont tout le reste pour se rattraper. Mais ils auront le client –et la peau du concurrent. Vous voyez pourquoi j’achète ici mes chaussettes et mes souliers «Made in China»? Voilà pourquoi ça dort, là-bas, dans la Cité. Vous vouliez connaître le danger ? Il est là.»
Sur le toît terrasse du grand magasin, les deux hommes prennent un verre. «Il n’y a pas que des «Sincere»… il y a des «Wing-On», des «Sun» […], la façade est anglaise. Mais dedans, tout est chinois». Les deux hommes devisent sur ce monde qui bouge, sans eux; l’un est fasciné et regarde avec passion, l’autre est inquiet et en parle avec amertume. Tout est question de point de vue.Le lendemain, Marc Chadourne prend le train vers Canton et rencontre un jeune étudiant hongkongais, fraîchement revenu d’Europe avec son diplôme de Droit. Une conversation s’engage sur la révolution communiste… que le jeune homme part rejoindre.
FD.
Sources : Marc Chadourne, La Chine, Plon, 1931.
Illustrations de Covarrubias, tirées de l’édition originale.
Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.
Illustrations de Covarrubias, tirées de l’édition originale.
Remerciements à M. Yves Azémar et son inépuisable librairie d'ouvrages anciens sur l'Asie, 89 Hollywood road - Hong Kong.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire