Alors qu’elle avait pris la route du retour, la Croisière jaune, l’expédition française la plus célèbre de l’entre-deux guerres, est brutalement interrompue par le décès de son chef, Georges-Marie Haardt le 16 mars 1932 à Hong-Kong.
Trois ans après la réussite de la Croisière noire qui en 1924-1925 a relié Colomb-Béchar à Tananarive par l’automobile, André Citroën et Georges-Marie Haardt forment le projet de relier Beyrouth et l’Indochine par la voie terrestre. La préparation de l’Expédition Citroen-Centre Asie va demander plus de deux ans.
Le lieutenant de vaisseau Victor Point, qui a commandé une canonnière sur le Yang-Tsé, obtient, avec l’appui de M. de Martel, Ministre de France en Chine, l’accord de Tchang Kaï Tchek pour le passage de l’expédition sur le territoire chinois. Le maréchal King, gouverneur du Sinkiang pratiquement indépendant, donne également son accord.
En 1930, Haardt se rend à Washington pour obtenir l’appui de la National Geographic Society. A son retour, il apprend que l’URSS, qui s’était dans un premier temps déclarée favorable, refuse pour 1931 le passage de l’expédition. Cette décision in extremis contraint l’expédition à passer par l’Himalaya et les Pamirs. Haardt décide alors la formation de deux groupes : le groupe Pamir sous son commandement et sous celui du chef-adjoint, Louis Audouin-Dubreuil, et le groupe Chine placé sous l’autorité de Victor Point. La jonction des deux groupes doit avoir lieu au pied des contreforts orientaux du Pamir.
En trois mois, l’ingénieur Charles Brull adapte les véhicules du groupe Pamir à la haute montagne : sept torpédos légères à chenilles équipées d’un matériel spécial de traction. Les sept autochenilles du groupe Chine ont été envoyées par bateau à Tiensin où elles sont réceptionnées par Victor Point.
L’expédition qui compte 40 personnes n’est pas conçue comme un «raid sportif» mais comme une «croisière» aux objectifs commerciaux mais aussi scientifiques. Outre les mécaniciens dirigés par Maurice Penaud, la Croisière jaune «embarque» des savants et des artistes, Joseph Hackin, directeur du musée Guimet, le Père Teilhard de Chardin, qui compte mener des études géologiques, le peintre Alexandre Iacovleff. Haardt, qui attache beaucoup d’importance à l’exploitation cinématographique, engage le cinéaste André Sauvage. Chaque groupe est équipé d’une voiture TSF.
La veille du départ, le vice-président de la National Geographic Society, dont un membre, Maynard Owen Williams, participe à l’expédition, remet à Haardt une cloche de caravane tibétaine: «La cloche tibétaine sonna, à l’aube du 4 avril 1931, le réveil et la fin des préparatifs qui avaient duré plus de deux ans.»
D’avril à juillet, le groupe Pamir traverse la Syrie, l’Iraq, la Perse, l’Afghanistan pour parvenir au pied de l’Himalaya à la mi-juillet. Dans les régions contrôlées par la Grande-Bretagne, l’expédition est aidée par un officier britannique, le colonel Vivian Gabriel.
L’ascension est entamée le 12 juillet. Pour atteindre le col de Kilik (4750 m) qui marque la frontière avec la Chine, il faut passer plus de 45 ponts qui ne peuvent évidemment supporter le poids des voitures. Il faut donc à chaque fois décharger les véhicules, installer des points fixes sur la rive opposée, les tracter par câbles en les guidant à distance puis les recharger. Le chemin doit parfois être frayé à la dynamite puis déblayé par les coolies. Il arrive aussi que des éboulis laissent les voitures à moitié suspendues dans le vide. La progession est en moyenne de vingt kilomètres par jour.
Au début août, Haardt, qui a appris que Point est retenu depuis le mois de juillet par le gouverneur du Sinkiang, décide de poursuivre à poney. La jonction du groupe Pamir et d’un détachement du groupe Chine a lieu le 8 octobre à Aksou. La mission se retrouve au complet le 26 octobre à Ouroumtsi, capitale du Sinkiang. Pendant un mois, le maréchal King refuse, sous des prétextes divers, de délivrer les passeports nécessaires à la poursuite de l’expédition. La situation se débloque à la fin du mois avec l’arrivée de Jacques Salesse, chargé par André Citroën de convoyer les trois automobiles, les quarante-six caisses de matériel et les deux postes de TSF commandés par le maréchal King.
La Croisière jaune au complet peut enfin quitter Ouroumtsi le 29 novembre mais ce retard l’oblige à affronter la traversée de la Mongolie en plein hiver. Les véhicules, conçus pour les fortes chaleurs, ont dû être adaptés aux grands froids : protéger les moteurs, calfeutrer les carrosseries et inventer un dispositif spécial pour chauffer les cabines. Pour la traversée du pays «dans le blanc de la carte», la mission est guidée par un Mongol, Goumbô. La situation peu sûre de la contrée et les températures qui descendent à moins trente degrés obligent à rouler nuit et jour.
Au début de janvier 1932, Haardt télégraphie : «Voitures lourdes chargées ont parcouru 5000 milles en vitesse intermédiaire. Poussières ont endommagé cylindres malgré filtres. Huile épaisse pour pays chaud se congèle. Radiateurs gèlent en deux heures. Quand moteur marche au ralenti, bougies s’encrassent, fuites d’huile. Arrêts trop courts pour dresser tente. Mécanicien répare mains nues, bleues et sans sommeil refuse jalousement chauffeur (secours). Après immersion accidentelle eau glacée, roues gèlent, freins patinent. Temps plus froid menace. Révision complète à Leang-Tchéou. La plus dure partie du voyage reste à faire.»
Le 10 janvier, l’expédition atteint le fleuve Jaune qu’elle franchit par bac. Après avoir essuyé un accrochage de la part de troupes rebelles, mais sans faire de victimes, le 25 janvier, l’expédition atteint Kalgan le 8 février 1932 et arrive enfin à Pékin le 12 février à onze heures. En l’absence de Wilden, retenu à Nankin, l’expédition est accueillie par Lagarde, le Premier conseiller. Haardt est élevé au grade de commandeur de la Légion d’Honneur, Victor Point et M.O. Williams sont faits chevaliers. Reçue pendant une dizaine de jours par le corps diplomatique et les autorités chinoises, l’expédition quitte Pékin le 25 février pour entamer le retour prévu par l’Indochine, l’Inde, le sud de la Perse et revenir à Beyrouth, son point de départ.
Une partie du matériel et du personnel s’embarque pour Haïphong tandis que Haardt et quelques compagnons gagnent Shanghaï puis Hong-Kong qu’ils atteignent dans la nuit du 11 au 12 mars.
Haardt, souffrant depuis Pékin, décide de prendre quelques jours de repos à Hong-Kong et s’installe au Repulse Bay Hotel accompagné d’Henri Pecqueur, de Pétropavlovsky et de Waddington: «Haardt ne veut personne avec lui, rapporte André Georger. Il donne ses directives pour le voyage en Indochine. Il est entendu que l’Expédition ne l’attendra pas et que les différents groupes de travail prévus pour la traversée de l’Indochine partiront sans l’attendre.»
Consultés dans la matinée du 12, les médecins diagnostiquent une double pneumonie. Haardt ne peut assister au déjeûner offert en son honneur par le gouverneur de la colonie ni recevoir Dufaure de La Prade, consul général de France, venu prendre de ses nouvelles. Alors que son état semblait légèrement s’améliorer et qu’il organisait la route du retour, Georges-Marie Haardt décède dans son sommeil dans la nuit du 15 au 16 mars.
Informé du décès du chef de la Croisière jaune, André Citroën télégraphie aussitôt : «Ramenez en France le corps de celui que je pleure avec vous. L’homme est mort mais l’œuvre reste.»
A la nouvelle du décès de Haardt, Teilhard de Chardin écrit le 18 mars: «Voici qu’aujourd’hui nous appenons la mort si rapide de M. Haardt, enlevé, j’imagine par une rechute confinant à la pneumonie qu’il avait contractée en arrivant à Pékin. Je suppose que Haardt, s’il avait pu prévoir sa fin, n’aurait pas été sans découvrir quelque grandeur à une mort l’atteignant en pleine action. Le désert eût été une plus noble tombe. Hong-Kong a encore sa beauté. Personnellement, cette disparition brusque d’un homme dont le coeur et la générosité m’avaient gagné me fait un grand chagrin, qui s’augmente du regret de n’avoir pu être là au dernier moment. Tel que je connais Haardt, il se serait appuyé sur moi à cet instant-là et je le lui aurais sans doute adouci. Cela est la vraie peine pour moi.»
Déposé au cimetière de Hong-Kong, le corps de Georges-Marie Haardt est ramené en France à bord du Félix-Roussel.
Sources : Goerger André, En marge de la Croisière jaune, Paris, Rieder, 1935 ; Le Fèvre André. La Croisière jaune, Paris, L’Asiathèque, 1991 ; Teilhard de Chardin Pierre, Lettres de voyage, 1923-1955, Paris, Grasset, 1997. Crédits photographiques : L’Illustration, 1932, p. 385. «Réception chez le gouverneur de Tach Kourgan: de gauche à droite («reconnaissables au casque colonial qu’ils sont les seuls à porter»): Georges Le Fèvre (historiographe), Hackin (archéologue), Audouin-Dubreuil (chef adjoint), Williams (membre de la National Géographic Society), Pecqueur (géodèse), Iacovleff (peintre), G.M. Haardt (chef de la mission), Sauvage (cinéaste), Jordan (médecin), Gauffreteau (popotier)».
Le lieutenant de vaisseau Victor Point, qui a commandé une canonnière sur le Yang-Tsé, obtient, avec l’appui de M. de Martel, Ministre de France en Chine, l’accord de Tchang Kaï Tchek pour le passage de l’expédition sur le territoire chinois. Le maréchal King, gouverneur du Sinkiang pratiquement indépendant, donne également son accord.
En 1930, Haardt se rend à Washington pour obtenir l’appui de la National Geographic Society. A son retour, il apprend que l’URSS, qui s’était dans un premier temps déclarée favorable, refuse pour 1931 le passage de l’expédition. Cette décision in extremis contraint l’expédition à passer par l’Himalaya et les Pamirs. Haardt décide alors la formation de deux groupes : le groupe Pamir sous son commandement et sous celui du chef-adjoint, Louis Audouin-Dubreuil, et le groupe Chine placé sous l’autorité de Victor Point. La jonction des deux groupes doit avoir lieu au pied des contreforts orientaux du Pamir.
En trois mois, l’ingénieur Charles Brull adapte les véhicules du groupe Pamir à la haute montagne : sept torpédos légères à chenilles équipées d’un matériel spécial de traction. Les sept autochenilles du groupe Chine ont été envoyées par bateau à Tiensin où elles sont réceptionnées par Victor Point.
L’expédition qui compte 40 personnes n’est pas conçue comme un «raid sportif» mais comme une «croisière» aux objectifs commerciaux mais aussi scientifiques. Outre les mécaniciens dirigés par Maurice Penaud, la Croisière jaune «embarque» des savants et des artistes, Joseph Hackin, directeur du musée Guimet, le Père Teilhard de Chardin, qui compte mener des études géologiques, le peintre Alexandre Iacovleff. Haardt, qui attache beaucoup d’importance à l’exploitation cinématographique, engage le cinéaste André Sauvage. Chaque groupe est équipé d’une voiture TSF.
La veille du départ, le vice-président de la National Geographic Society, dont un membre, Maynard Owen Williams, participe à l’expédition, remet à Haardt une cloche de caravane tibétaine: «La cloche tibétaine sonna, à l’aube du 4 avril 1931, le réveil et la fin des préparatifs qui avaient duré plus de deux ans.»
D’avril à juillet, le groupe Pamir traverse la Syrie, l’Iraq, la Perse, l’Afghanistan pour parvenir au pied de l’Himalaya à la mi-juillet. Dans les régions contrôlées par la Grande-Bretagne, l’expédition est aidée par un officier britannique, le colonel Vivian Gabriel.
L’ascension est entamée le 12 juillet. Pour atteindre le col de Kilik (4750 m) qui marque la frontière avec la Chine, il faut passer plus de 45 ponts qui ne peuvent évidemment supporter le poids des voitures. Il faut donc à chaque fois décharger les véhicules, installer des points fixes sur la rive opposée, les tracter par câbles en les guidant à distance puis les recharger. Le chemin doit parfois être frayé à la dynamite puis déblayé par les coolies. Il arrive aussi que des éboulis laissent les voitures à moitié suspendues dans le vide. La progession est en moyenne de vingt kilomètres par jour.
Au début août, Haardt, qui a appris que Point est retenu depuis le mois de juillet par le gouverneur du Sinkiang, décide de poursuivre à poney. La jonction du groupe Pamir et d’un détachement du groupe Chine a lieu le 8 octobre à Aksou. La mission se retrouve au complet le 26 octobre à Ouroumtsi, capitale du Sinkiang. Pendant un mois, le maréchal King refuse, sous des prétextes divers, de délivrer les passeports nécessaires à la poursuite de l’expédition. La situation se débloque à la fin du mois avec l’arrivée de Jacques Salesse, chargé par André Citroën de convoyer les trois automobiles, les quarante-six caisses de matériel et les deux postes de TSF commandés par le maréchal King.
La Croisière jaune au complet peut enfin quitter Ouroumtsi le 29 novembre mais ce retard l’oblige à affronter la traversée de la Mongolie en plein hiver. Les véhicules, conçus pour les fortes chaleurs, ont dû être adaptés aux grands froids : protéger les moteurs, calfeutrer les carrosseries et inventer un dispositif spécial pour chauffer les cabines. Pour la traversée du pays «dans le blanc de la carte», la mission est guidée par un Mongol, Goumbô. La situation peu sûre de la contrée et les températures qui descendent à moins trente degrés obligent à rouler nuit et jour.
Au début de janvier 1932, Haardt télégraphie : «Voitures lourdes chargées ont parcouru 5000 milles en vitesse intermédiaire. Poussières ont endommagé cylindres malgré filtres. Huile épaisse pour pays chaud se congèle. Radiateurs gèlent en deux heures. Quand moteur marche au ralenti, bougies s’encrassent, fuites d’huile. Arrêts trop courts pour dresser tente. Mécanicien répare mains nues, bleues et sans sommeil refuse jalousement chauffeur (secours). Après immersion accidentelle eau glacée, roues gèlent, freins patinent. Temps plus froid menace. Révision complète à Leang-Tchéou. La plus dure partie du voyage reste à faire.»
Le 10 janvier, l’expédition atteint le fleuve Jaune qu’elle franchit par bac. Après avoir essuyé un accrochage de la part de troupes rebelles, mais sans faire de victimes, le 25 janvier, l’expédition atteint Kalgan le 8 février 1932 et arrive enfin à Pékin le 12 février à onze heures. En l’absence de Wilden, retenu à Nankin, l’expédition est accueillie par Lagarde, le Premier conseiller. Haardt est élevé au grade de commandeur de la Légion d’Honneur, Victor Point et M.O. Williams sont faits chevaliers. Reçue pendant une dizaine de jours par le corps diplomatique et les autorités chinoises, l’expédition quitte Pékin le 25 février pour entamer le retour prévu par l’Indochine, l’Inde, le sud de la Perse et revenir à Beyrouth, son point de départ.
Une partie du matériel et du personnel s’embarque pour Haïphong tandis que Haardt et quelques compagnons gagnent Shanghaï puis Hong-Kong qu’ils atteignent dans la nuit du 11 au 12 mars.
Haardt, souffrant depuis Pékin, décide de prendre quelques jours de repos à Hong-Kong et s’installe au Repulse Bay Hotel accompagné d’Henri Pecqueur, de Pétropavlovsky et de Waddington: «Haardt ne veut personne avec lui, rapporte André Georger. Il donne ses directives pour le voyage en Indochine. Il est entendu que l’Expédition ne l’attendra pas et que les différents groupes de travail prévus pour la traversée de l’Indochine partiront sans l’attendre.»
Consultés dans la matinée du 12, les médecins diagnostiquent une double pneumonie. Haardt ne peut assister au déjeûner offert en son honneur par le gouverneur de la colonie ni recevoir Dufaure de La Prade, consul général de France, venu prendre de ses nouvelles. Alors que son état semblait légèrement s’améliorer et qu’il organisait la route du retour, Georges-Marie Haardt décède dans son sommeil dans la nuit du 15 au 16 mars.
Informé du décès du chef de la Croisière jaune, André Citroën télégraphie aussitôt : «Ramenez en France le corps de celui que je pleure avec vous. L’homme est mort mais l’œuvre reste.»
A la nouvelle du décès de Haardt, Teilhard de Chardin écrit le 18 mars: «Voici qu’aujourd’hui nous appenons la mort si rapide de M. Haardt, enlevé, j’imagine par une rechute confinant à la pneumonie qu’il avait contractée en arrivant à Pékin. Je suppose que Haardt, s’il avait pu prévoir sa fin, n’aurait pas été sans découvrir quelque grandeur à une mort l’atteignant en pleine action. Le désert eût été une plus noble tombe. Hong-Kong a encore sa beauté. Personnellement, cette disparition brusque d’un homme dont le coeur et la générosité m’avaient gagné me fait un grand chagrin, qui s’augmente du regret de n’avoir pu être là au dernier moment. Tel que je connais Haardt, il se serait appuyé sur moi à cet instant-là et je le lui aurais sans doute adouci. Cela est la vraie peine pour moi.»
Déposé au cimetière de Hong-Kong, le corps de Georges-Marie Haardt est ramené en France à bord du Félix-Roussel.
DVR.
Sources : Goerger André, En marge de la Croisière jaune, Paris, Rieder, 1935 ; Le Fèvre André. La Croisière jaune, Paris, L’Asiathèque, 1991 ; Teilhard de Chardin Pierre, Lettres de voyage, 1923-1955, Paris, Grasset, 1997. Crédits photographiques : L’Illustration, 1932, p. 385. «Réception chez le gouverneur de Tach Kourgan: de gauche à droite («reconnaissables au casque colonial qu’ils sont les seuls à porter»): Georges Le Fèvre (historiographe), Hackin (archéologue), Audouin-Dubreuil (chef adjoint), Williams (membre de la National Géographic Society), Pecqueur (géodèse), Iacovleff (peintre), G.M. Haardt (chef de la mission), Sauvage (cinéaste), Jordan (médecin), Gauffreteau (popotier)».
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